Texte 13
Peter traversa en courant la rue St James en direction du bureau du shérif. Il devait avoir entre 13 et 14 ans et travaillait comme apprenti chez le télégraphiste. Il faisait essentiellement les livraisons dans le quartier Est de la ville et les courses pour celui-ci.
Arrivant sur le palier, il s'arrêta pour reprendre son souffle et posa ses mains sur ses genoux pour calmer sa respiration. Il frappa à la porte et entra sans attendre de réponse. Se stoppant sur le pas de la porte, il balaya la sombre pièce du regard à la recherche de la personne qui l'intéressait. Il y avait là quatre hommes. Tout de suite à l'entrée, il reconnut Robert Anderson, mais tout le monde l'appelais Bob le grand, en raison de son mètre quatre-vingt-seize. Il rédigeait un rapport, assis derrière un bureau qui paraissait beaucoup trop petit pour lui. Derrière lui, était assis sur un tabouret Joseph “Jo” Mc Coy, un jeune homme brun, d'origine écossaise, dans les vingt-cinq ans. La plupart des filles s'accordaient pour dire de lui qu'il était plutôt beau garçon. Il semblait garder les deux cellules du bureau, tout en jouant avec un couteau fin. Au fond de l'une d'elles, dormait un prisonnier allongé sur l'unique banc de la geôle. Celui-là il ne le connaissait pas. Ses frusques étaient à moitié déchirées et son gros orteil dépassait de sa botte gauche.
Quand enfin il m'aperçut, Peter s'avança vers moi.
“– 'jour M'sieur Allister. Tenez, ça vient d'arriver.”
Je lui pris des mains le morceau de papier qu'il me tendait.
“– Qu'est ce que c'est? demanda Jo.
Bob s'arrêta d'écrire et redressa la tête comme un chien de prairie à l'affût du danger.
– C'est… Merci Peter, tiens, voilà pour toi.
Une fois son cent en poche, le gamin tourna les talons et repartit en direction du télégraphe.
– Ça vient d'O'Connel. Une attaque à la NYBank. Un homme et une femme. Le signalement est plutôt vague. Il faudrait que l'un d'entre vous aille récupérer plus d'infos à la banque.
–J'y vais! dirent de concert les deux adjoints tout en se levant promptement. Le tabouret sur lequel était assis Jo valsa contre les barreaux de la cellule, ce qui réveilla en sursaut l'occupant qui, surpris, se retrouva par terre, l'air hébété.
Les deux collègues échangèrent un regard, puis portèrent leur attention sur moi, comme si ma décision était capitale.
Je pris quelques secondes pour réfléchir à qui confier la tâche.
– Bob, c'est toi qui iras. Avec ta carrure, les langues se délieront peut-être plus vite.
Bob souris à Jo, l'air triomphateur, une lueur de fierté dans l'œil.
– Merci M'sieur Allister.
Me tournant alors vers Jo.
– Toi Jo tu prends ton cheval et tu vas voir Henry, au Cheval Fou. Si quelqu'un sait quelque chose sur cette attaque, ça doit être là-bas. Et je sais que tu connais du monde dans ce taudis, je te fais confiance pour savoir où ils sont partis.
Jo rendit à Bob son regard, un rictus de satisfaction au coin des lèvres, accompagné d'un léger hochement de tête impertinent.
– Ok chef.
– Je vous attends ici dans quatre heures. Je vais passer chez l'imprimeur, commander des affiches pour les recherches.”
“Ça y est, on l'a fait.” Au galop sur son cheval, il repensait à ce qu'ils venaient d'accomplir. Le plan s'était déroulé sans accrocs. Ils étaient entrés. Pendant qu'il braquait le guichetier, elle surveillait l'entrée. Puis, après avoir remplis plusieurs sacs de billets ils étaient repartis au galop, direction l'Ouest.
À ses côtés, sa compagne semblait plus nerveuse que lui. Son bandana rouge lui cachait encore le visage. Ils échangèrent un regard, mélange de soulagement, de fierté, mais aussi une pointe de peur.
New York était maintenant derrière eux. Ils s'élançaient en direction des Appalaches. Si ce qu'avait dit l'homme du bar était juste, il y aurait une journée de chevauchée avant d'atteindre la prochaine ville, West Point. Ensuite ce serait le désert jusqu'aux Territoires.
Il avait hâte de se trouver dans une chambre d'hôtel, se reposer, prendre un verre, une bière bien fraîche, ou quelque chose de plus fort, un gin. Elle, de prendre un bon bain.
Jo arriva, il sentait le whisky. À mon avis il n'avait pas dû que parler avec Henry. Mais bon, ça n'avait pas l'air de perturber son jugement, et Henry était plutôt du genre persuasif pour ce qui était de servir un verre, surtout de le boire. J'espérais qu'il arrivait malgré tout avec de bonnes nouvelles.
“– C'est bon chef, je sais où ils sont partis, lança-t-il tout en regardant autour de lui, comme s'il cherchait quelqu'un. Il n'est pas encore revenu Bob?
– Non, pas encore. Alors, où?
– Ils ont préparé leur coup au Cheval Fou, et n'ont pas vraiment été discrets. Ils ont même demandé à Henry des indications sur la région, et principalement sur la route qui mène dans les Territoires.
– Va me chercher la carte de la région, celle qui est posée sur le secrétaire.
Pointant du doigt New York, je le fîs glisser jusqu'à West Point.
– S'ils vont se réfugier dans les Territoires, ils feront une étape à West Point. Mais s'ils passent la frontière, ce ne sera plus de notre ressort. Il faut se dépêcher. Prépare les chevaux, on part dès que Bob sera revenu.
– Et les affiches?
– Je vais les chercher, Bob a dû y passer avec les portraits des bandits.
À ces mots, Bob fit irruption dans la pièce, affichant un sourire de satisfaction, qui devint condescendant quand il croisa le regard de Jo.
– Voici les affiches M'sieur Allister. J'avais un peu d'avance sur l'horaire que vous nous aviez fixé, alors j'ai attendu que l'imprimeur finisse de les imprimer.
Il avait à la main une trentaine d'affiches, en tira une du lot et la montra.
– Très bien Bob, dis-je.
Bob lança un nouveau petit regard à Jo.
– Tu en donneras une dizaine à Peter, qu'il les colle dans le quartier Est. On ne sait jamais. Dépêche-toi, on part bientôt, Jo va seller les chevaux. Pendant ce temps je vais préparer les affaires.”
Ils s'arrêtèrent pour faire une pause. Elle le lui demandait depuis un bout de temps déjà. Il avait accepté, mais pour seulement quelques minutes. S'ils s'arrêtaient trop longtemps, les autorités finiraient par les rattraper. Ils arrêtèrent leurs chevaux à l'ombre d'un grand cactus.
S'ils avaient fait ce braquage, c'est qu'ils étaient couverts de dettes. Elle, trop dépensière, désirant toujours les dernières modes, les robes et les parfums qui arrivaient de Paris. Lui, ayant une réelle addiction aux jeux, ne pouvant s'empêcher de parier sur tout et n'importe quoi.
Ils s'étaient dit que s'ils faisaient un casse, ils pourraient repartir sur de nouvelles bases plus loin, à l'Ouest, dans les Territoires.
Un nuage de poussière, loin derrière eux le fit sortir de sa songerie.
“– Allez, on y va.”
Nous arrivâmes à West Point en fin de matinée. Malgré les chamailleries de Bob et Jo, les coyotes qui rodaient et la fraîcheur de la campagne, la nuit à la belle étoile s'était bien passée. West Point était une petite ville, mais pleine d'agitation. Beaucoup de monde y faisait halte, que ce soit des colons qui venaient de débarquer des ports de la côte Est pour continuer la route vers l'Ouest, les grandes étendues et la promesse d'un paradis, ou des trappeurs qui venaient vendre en villes les peaux qu'ils avaient chassées. Cette ville était le dernier rempart de la civilisation avant les grandes plaines, les montages, le désert et les sauvages.
Nous arrêtâmes les chevaux devant ce qui ressemblait à une auberge, saloon au rez-de-chaussée et chambres à l'étage.
“– Bob, tu fais le tour de la ville avec une affiche et tu te renseignes. Jo tu rentres dans ce taudis, tu parles au patron ainsi qu'aux clients en leur montrant l'affiche, et tu vois ce que tu peux en tirer. Après tu vas voir s'il y a d'autres bistros.
Je vais voir l'autorité locale, elle pourra peut-être nous filer un coup de main.
On se retrouve ici dans 40 minutes.”
Réveillés à l'aube, ils avaient rassemblé rapidement leurs affaires et s'étaient vite remis en route. Ça n'avait pas été très prudent de faire halte en ville, mais il leur manquait une ou deux provisions et c'était certainement leur dernière nuit dans un lit avant plusieurs jours, voire plusieurs semaines.
Ils n'avaient pourtant pas mal commencé leur vie.
Lui était instituteur à Boston, elle, fille d'un riche exportateur. Ils s'étaient mariés là-bas, jeunes, ils étaient heureux. Puis leurs addictions avaient pris de l'importance, les dettes avaient commencé, pour ne plus finir. Depuis, ils connaissaient la pauvreté et la misère. Ils avaient tout vendu, erraient de ville en ville le long de la côte Est. Ils avaient atterri dans les bas-fonds de New York, dans un quartier mal famé. Là ils avaient échafaudé un plan. Un quitte ou double. S'ils réussissaient, ce serait la fortune et la liberté. S'ils échouaient, ce serait la prison fédérale, voire la mort.
Maintenant, leur salut viendrait de la frontière.
Je marchais en direction de l'auberge. J'avais fait chou blanc, le shérif local était parti dans le nord pour régler une affaire, seul son adjoint était au bureau, mais il ne pouvait pas bouger, et il n'avait personne sous la main pour nous aider. Il m'avait quand même renseigné sur la piste qu'ils auraient pu prendre. Si effectivement ils voulaient passer la frontière, ils fuiraient à l'Ouest.
Je sorti ma montre gousset de mon gilet, ils devraient être tous là pensais-je.
Effectivement, les adjoints étaient là, chacun à un bout de la table.
Vers le milieu de l'après-midi, le même nuage de poussière que la veille réapparu. S'ils étaient poursuivis, il fallait mettre le plus de distance entre eux.
À quelques miles la frontière.
“– Je les vois devant M'sieur Allister, clama Bob.
– Aller les enfants, rattrapons-les.”
Il se retourna encore une fois, et vit trois cavaliers dans le lointain galopant vers eux. Ils semblaient gagner du terrain.
Tout d'un coup un hennissement et un bruit sourd. Il tourna la tête, cherchant sa compagne, mais ne la vit pas. Il se retourna complètement, et la vit allongée à terre, le cheval étendu à côté. Il fit rapidement demi-tour, sauta de cheval et courut vers elle. Le cheval haletait, la bête était épuisée. À genoux il prit sa femme dans ses bras, elle était étourdie. Il l'a releva, lui dit de prendre son cheval et de continuer vers l'Ouest. Elle ne voulait pas partir sans lui. Il lui répondit que la frontière était proche, que seule elle pourrait y arriver, que maintenant elle était riche et qu'elle pourrait refaire sa vie. En pleurs, elle continua la route face au soleil, seule.
“– Ça y est, on les tient.”
Il les vit se rapprocher.
“– Préparez vos armes les gars, il nous attend.”
Il vérifia que son colt était chargé, commença à les pointer et tira.
“– Mais il nous tire dessus le salaud!
– Jo, vise-le avec ta Winch’.”
Quatre coups à côté, il ne lui en restait plus que deux.
Toujours au galop, Jo tira.
Lentement, il visa celui de gauche. Il prit son temps pour ne pas rater son coup. L'index sur la détente, il est prêt à déclencher le coup. La résistance qu'elle oppose à son doigt lui paraît tout à coup énorme. Il se re-concentra sur son objectif. Ça y est, il est bien en ligne de mire.
PAN!
Le temps lui sembla s'être arrêté. Une douloureuse chaleur lui apparut soudainement au ventre. Elle remonta vers ses poumons, sa gorge, sa tête.
Puis il sentit sa jambe flancher. Sa vue se troubla. Il s'écroula dans le sable. Il ne voyait plus rien maintenant. Il entendit les cavaliers se rapprocher et s'arrêter près de lui.
Il pensa à tout ce qu'il aurait pu faire avec l'argent volé. Mais maintenant il avait honte. Honte d'avoir commis ce vol, mais surtout il regrettait d'avoir entraîné sa belle là dedans. Elle allait errer jusqu'à la fin de sa vie. Elle serait désormais une fugitive. Il lui semblait maintenant qu'il aurait mieux valu pour eux deux de ne jamais commettre ce hold-up. Il ne savait plus si la mort serait pire que la pauvreté. Peut-être auraient-ils dû rester sans le sou et consacrer leur vie à quelque chose de vraiment important.
Nous arrivâmes près du scélérat. Jo restait sur son cheval, tenant toujours en joue le fugitif.
Il était salement amoché et n'en avait plus pour longtemps. Il entrouvrit les yeux et essaya de parler.
“– Ce… ce… ce n'est pas… pas notre faute…
Il dit alors dans un dernier souffle : “La réelle tragédie du pauvre, c'est qu'il ne peut se permettre rien d'autre que l'abnégation.”
– Poivrot… répondit Jo au mort.
– Non, Oscar Wilde.”
ÉPILOGUE :