En général, les visages pâles attaquaient le sol du talon, comme s'ils voulaient le soumettre à leur volonté ; les indiens manifestaient pour la nature le respect qui lui était dû, leurs pieds effleuraient le sol, demandant la permission de passer.
Ce respect pour la terre leur était inculqué en même temps qu'ils apprenaient à marcher . les pas d'un indien étaient naturellement si légers qu'ils n'étaient audibles — et encore — que pour leurs semblables.
El qu'en était-il de cette femme ?
La façon de se déplacer de cette femme était déconcertante. En outre, son regard ne plut pas à "Plume de corbeau". Cette guerrière était préparée à mourir ; à la différence d'un chevreuil ou d'un lapin, elle n'était pas du tout prête à se laisser immoler.
Cette femme s'en irait dans l'au-delà en combattant comme un puma pour ses petits. Elle emmènerait même volontiers son adversaire avec elle dans l'autre monde.
La femelle était une guerrière, chaque détail de son corps en donnait la preuve.
Encadrant un visage ovale sans grand charme, ses cheveux châtains clairs, coupés court à la façon des combattants ondulaient à chaque pas. Ses yeux, couleur de ciel bleu, scintillaient d'intelligence et enregistraient tout ce qui l'entourait. Son regard s'arrêta soudain sur le buisson où "Plume de corbeau" était embusqué. On eût dit qu'elle le voyait.
Impossible ! L'étrangère était toujours dans la lumière du soleil et "Plume de corbeau" se cachait derrière un épineux, au cœur de l'ombre épaisse de foret.
Malgré cela, l'étrangère dirigea son regard sur lui, comme si elle cherchait ses yeux.
Pourtant victorieux de force batailles, "Plume de corbeau" sentit qu'il n'avait aucune envie de combattre cette intruse.
Mais sa mission étant de garder la forêt profonde, il ferait son devoir. Quand la femme fut assez près, il sortit de sa cachette et lança un avertissement :
— Prends garde, étrangère ! La mort attend tout homme ou femme qui entrerait dans la foret !
Si tu cherches de l'eau, il y a une rivière à une demi-heure vers le sud. Si tu as besoin de combustible pour faire du feu, je t'expliquerai comment utiliser l'herbe de la plaine.
Certains guerriers, qui avaient de bonnes raisons de détester les visages pâles, auraient refusé de montrer aux voyageurs comment tordre et tresser les herbes sèches pour les faire brûler. Mais "Plume de corbeau" eût jugé indigne de laisser mourir un être qui ne souhaitait que survivre.
L'étrangère continuait à avancer ; l'indien dégaina son couteau.
— Rentre ta lame, dit la femme. J'ai l'autorisation de votre chef. Je n'ai pas d'intention belliqueuse. Je cherche le Bocage Muirien.
Sans l'avoir jamais vue, "Plume de corbeau" reconnut la guerrière et son sang se figea. Son courage ne faisait aucun doute, pourtant, du premier coup d'œil, il saisit qu'il était inutile de lever l'arme contre cette créature. Maintenant, il comprenait le pressentiment, qui l'avait envahi plus tôt.
— Tu es Pytanga, dit-il d'une voix mal assurée.
Il n'y avait que trois ans et demi que le chef de la tribut était mort, mais la fillette que "aigle noir" avait élevé et, qui avait combattu à ses côtés était déjà devenue une légende parmi les indiens de la foret.
— En effet, je suis Pytanga, répondit la femme.
A son tour Pytanga regarda l'indien. Celui-ci émit deux suites de trilles qu'une oreille non entraînée aurait prises pour un chant d'oiseau. La première signifiait que le voyageur n'était pas un ennemi. La seconde demandait qu'un autre guerrier vienne prendre sa relève. Pytanga comprit le message et en fut contrarié. Elle tenait à être seule pour effectuer son parcours dans la foret et revivre ses souvenirs.
— Je n'ai pas besoin qu'on m'accompagne, dit-elle sèchement.
Ce refus parut accabler "Plume de corbeau". Ses yeux, alors qu'il regardait la femme, étaient pleins de la tristesse que les siens ressentaient à proximité de la mort. Convaincus que la disparition d'une vie, particulièrement celle d'une créature née pour être porteuse de la vie future, était une perte épouvantable, les indiens menaient le deuil avec force démonstrations. Mais Pytanga était certaine qu'ils ne seraient jamais plus affligés qu'elle-même.
— Je suis le guerrier "Plume de corbeau".
Mes amis te laisseront passer avec bienveillance, mais tu dois être accompagné. Beaucoup de nouveaux sont arrivés dans la foret depuis ton départ. Ils essaieront de te chasser. Si tu recherches la mort, Pytanga, tu ne l'obtiendras pas de la main de mon peuple.
Pytanga maîtrisa sa contrariété. Si son père adoptif pouvait la voir derrière le Portail, il désapprouverait qu'elle entre en conflit avec la nouvelle génération d'indiens qui se chargeait de protéger les confins occidentaux de la foret. Pytanga hocha la tête et accepta l'escorte, mais l'indien allait être surpris par le chemin qu'elle avait l'intention de prendre. Elle suivrait un parcours sinueux à travers la forêt pour approcher le bocage.
Ce serait une aventure historique, avec un arrêt à chacun des endroits marquants de sa vie.
Au cours des trois dernières années, Pytanga avait voyagé sur les territoires des visages pâles. Elle avait vu leurs dirigeants se battre entre eux et elle avait été témoin de leurs intrigues. Sauf quand on avait loué ses services pour escorter une famille de fermiers de Lofton, en Caroline du nord, jusqu'aux terres fertiles proches du Texas, elle avait toujours eu l'impression de perdre son temps. Ses congénères , avec leur soif de pouvoir et de richesse, l'avaient dégoûtée.
"Plume de corbeau" avait deviné juste : Pytanga était prête à mourir. Elle était revenue pour ouvrir le Portail. Soit elle délivrerait son père du Monde de l'Ombre, soit elle y resterait avec lui. Elle ne souhaitait pas mourir. Mais même si elle devait donner sa. vie pour ça, elle rejoindrait "aigle noir", qui avait été le père, le maître, l'ami et le compagnon de combat le plus brave et le plus loyal qu'elle ait jamais connu......